Artiste aux multiples facettes, Mahi Binebine est une figure incontournable de la scène artistique et littéraire marocaine. Peintre, sculpteur et écrivain, il a su marier des disciplines variées pour exprimer les complexités de la vie humaine, entre émotions brutes et récits structurés. Dans cette interview exclusive, il se confie sur son parcours atypique, ses inspirations profondes, et ses projets ambitieux.
1. Beaucoup de lecteurs vous comparent à Omar Khayyam. Votre parcours, passant de professeur de mathématiques à artiste et écrivain, intrigue profondément. Comment cette discipline scientifique a-t-elle influencé votre regard sur le monde ?
En vérité, si j'avais eu le choix, j'aurais choisi l'art dès le départ. Depuis ma plus tendre enfance, je rêvais de devenir artiste, mais ce choix ne m'a pas été accordé. Ma mère, déterminée à me voir poursuivre une éducation traditionnelle, m'a poussé vers les études scientifiques, notamment lorsque j'ai exprimé mon désir de devenir musicien. J'étais ce qu'on appelle un bon élève, ce qui m'a naturellement conduit à l'université de Jussieu à Paris, où j'ai obtenu ma licence, ma maîtrise, puis mon DCESS.
Pendant mes années d'enseignement, avec seulement 12 à 15 heures de cours par semaine, j'ai découvert que je disposais d'un temps précieux pour explorer d'autres passions. C'est ainsi que j'ai commencé à écrire et à peindre, bien que je ne maîtrisais initialement aucun de ces arts. La communauté artistique de Saint-Germain-des-Prés m'a accueilli, et ces rencontres ont profondément marqué mon parcours. J'ai appris sur le tas, porté par cette vie qui me correspondait enfin.
2. Vous êtes capable de marier la peinture, la sculpture et la narration. Comment percevez-vous cette pluralité, et quel sens donnez-vous à cet équilibre entre arts plastiques et littérature ?
Ces disciplines sont, à mon sens, complémentaires, mais elles s'expriment de manières très différentes dans mon processus créatif. La peinture représente pour moi l'émotion à l'état brut, presque irrationnelle. Quand je peins, je me laisse porter par une sorte de transe, sans vraiment réfléchir à ce que je fais. C'est un abandon total à l'instant présent.
En revanche, lorsque j'écris, je redeviens mathématicien. L'écriture exige une structure, une pensée claire et organisée. Bien sûr, il y a place pour des digressions poétiques, mais le cadre reste rigoureux. Chaque respiration d'un personnage doit être réfléchie, chaque mot pesé. Cette dualité entre l'abandon artistique et la rigueur littéraire définit mon approche créative.
3. L'adaptation cinématographique de votre roman Les Étoiles de Sidi Moumen sous le titre Les Chevaux de Dieu a profondément marqué le public. Envisagez-vous d'autres adaptations de vos œuvres à l'avenir, que ce soit au cinéma, en série, ou dans un autre format artistique ?
Actuellement, plusieurs de mes romans sont en cours d'adaptation pour une série qui sera probablement diffusée sur Netflix ou Apple TV. Le projet réunit trois œuvres : Le fou du roi, Les funérailles du lait, et Tazmamart, le roman de mon frère qui raconte ses 18 années d'incarcération. C'est un récit poignant et dur sur les années d'enfermement.
La réalisation a été confiée à Marcela Said, connue pour son travail sur la série Lupin avec Omar Sy. Le scénario, pratiquement achevé, tissera une histoire autour de mon père en tant que courtisan du roi, de mon frère à Tazmamart suite à sa participation au coup d'État de Skhirat en 1971, et de ma mère qui attend au centre de tout. Les tournages devraient débuter dans environ un an, bien que nous rencontrions quelques difficultés pour filmer au Maroc.
4. La ville de Marrakech semble occuper une place centrale dans vos œuvres, presque comme un personnage à part entière. Que représente cette ville pour vous, et comment nourrit-elle votre imagination ?
Ce n'est pas moi qui habite à Marrakech, c'est Marrakech qui habite en moi. Après avoir passé 17 ans à Paris et 6 ans à New York, mon retour en 2002 m'a fait réaliser à quel point cette absence avait été longue. Cette ville est inscrite dans ma chair, et ses habitants sont les héros naturels de tous mes romans. Chaque histoire que j'écris prend racine d'une manière ou d'une autre dans cette ruelle de la Médina où j'ai grandi.
Marrakech est un personnage à part entière, charnel, parfois violent, parfois dur, mais toujours vivant. C'est une ville où l'extraordinaire côtoie le quotidien, où chaque coin de rue raconte une histoire. Ma connexion avec elle est viscérale, elle nourrit constamment mon imaginaire et ma créativité.
5. Pourriez-vous nous parler de votre prochain roman "La nuit nous emportera" ?
J'avais initialement pensé que ce serait mon dernier roman, mais avant même d'avoir terminé La nuit nous emportera, j'avais déjà commencé le suivant. Ce livre est un hommage à ma mère, une femme extraordinaire qui, en tant que secrétaire et mère de sept enfants, s'est retrouvée seule après le départ de mon père quand j'avais trois ans.
C'est l'histoire d'une femme qui a transformé l'adversité en force. À 40 ans, sans baccalauréat, elle s'est lancée dans des études de droit, passant de simple secrétaire à chef de service dans son petit ministère à Marrakech. Elle nous a inculqué l'excellence, répétant souvent : "Qu'est-ce qui te manque ? Tu manges, tu as un toit et tu n'es pas con." Son influence a été déterminante : mes trois sœurs sont devenues docteurs en littérature, j'ai un frère qui a réussi dans les affaires, et moi-même j'ai trouvé ma voie dans l'art et la littérature.
6. Votre roman semble aborder des sujets à la fois universels et profondément personnels. Quel message souhaitez-vous transmettre à vos lecteurs ?
Mon message est simple et direct : battez-vous, les enfants. J'ai appris à me battre, à sortir les griffes quand nécessaire, à préserver ma dignité sans jamais courber l'échine. Et la vie m'a rendu au centuple ces efforts. Cette leçon de résilience et de détermination est au cœur de mon œuvre.
La nuit nous emportera
“Un petit garçon frileux, une mère-courage, et un grand frère banni. Ce sont les personnages principaux de ce roman lumineux et tragique qui se déroule dans les ruelles sans soleil de Marrakech.
Dans les ruelles sans soleil de Marrakech, il y a d`abord un petit garçon frileux qui s`éveille à la vie, caché dans les jupes de sa mère. Il y a surtout cette " mère-courage " qui affronte sans faiblir les misères du quotidien, et qui mène la maison seule parce que le mari a fichu le camp. Abel est là, Abel le grand frère bientôt officier, Abel qui égaye la tribu lors de ses trop rares permissions. Mais quand le roi est visé par l`armée, le Destin cible la famille.
Un roman où bataillent l`instinct de survie, la gourmandise et la filouterie, les douleurs muettes et un amour maternel bouleversant.”
Avec La nuit nous emportera, qui sortira en janvier 2025, Mahi Binebine signe une fresque intime et lumineuse, empreinte de tendresse et de douleur. Ce récit est un hommage vibrant à sa mère, une femme courageuse qui a transformé les épreuves en force. Malgré les difficultés, elle a su préserver l’équilibre familial et inculquer à ses enfants des valeurs d’excellence et de résilience. Avec une plume poignante et lumineuse, Binebine explore des thèmes profonds tels que la fraternité, l’amour et la survie face à l’adversité.
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